Les fruits empoisonnés
Robert Laplante
BULLETIN DU LUNDI ACTION NATIONALE 6 mars 2006
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Le Québec a tellement l’habitude des solutions bancales qu’il devient de plus en plus difficile de faire la part des choses lorsque vient le temps de débattre de la pertinence et du bien fondé des solutions mises de l’avant par nos institutions. La décision de la Régie de l’énergie nous en a fourni un exemple typique cette semaine. L’annonce de l’augmentation de 5,3% des tarifs d’électricité a frappé dur. Les perspectives qu’elle ouvre laissent encore plus songeur : 12,2% et 5,8% pour les deux prochaines années. Mais bien malin qui peut réellement savoir s’il y a moyen de faire autrement. Hydro-Québec n’est plus transparent. Pis encore, son rôle n’est plus évident et sa mission véritable est de plus en plus opaque.
Fidèle à lui-même, le gouvernement libéral s’est contenté d’accueillir la nouvelle avec la même étroitesse d’esprit. C’est encore la faute du gouvernement précédent. Le ministre Corbeil a blâmé les péquistes pour leur décision de geler pour cinq ans les tarifs d’électricité. C’était une « décision stupide » renchérit Jean-Robert Sansfaçon, l’éditorialiste du Devoir (édition du 1 mars) qui refuse, lui aussi, de voir qu’on peut choisir le niveau de rendement attendu d’un secteur nationalisé, qu’on peut décider des modalités de partage de la rente électrique. Il rappelle cependant que cette décision est reliée à deux autres « tout aussi désolantes » : celle d’avaliser la construction de nouvelles alumineries et celle de la division d’Hydro-Québec en trois filiales indépendantes. Cela dit, Sansfaçon s’arrête là où devrait commencer l’analyse.
Si la question des alumineries peut être discutée comme choix politique, la seconde, pour sa part, ne tient plus à un choix de gouvernement mais bien à une contrainte de régime. La division d’Hydro-Québec n’est pas un choix de politique partisane comme l’a été celle des alumineries. Le choix des alumineries reste discutable comme choix stratégique eu égard à une politique de développement industriel. Celui de scinder Hydro-Québec relève plutôt des manœuvres désespérées d’un gouvernement en train d’étouffer et qui a cherché à en tordre la mission pour en faire une bouée de sauvetage. Cette décision n’a pas seulement soustrait Hydro-Québec Production au regard de la Régie et à la vigilance des citoyens, elle a servi à dresser un véritable écran sur les ressorts profonds de la stratégie financière de la société d’État aux prises avec des demandes de plus en plus voraces de la part de son actionnaire aux abois. Hydro-Québec Distribution demande des hausses de tarifs pour faire face aux coûts d’une demande croissante pendant qu’Hydro-Québec Production génère de faramineux surplus. La main droite tord la mission première de fournir de l’électricité au meilleur coût, la main gauche tente de fournir des ressources pour continuer de tenir dans le régime provincial.
Le fleuron de la Révolution tranquille a été pris dans les rets d’un régime qui a lentement forcé le Québec à dévoyer ce qui l’avait rendu fier, à saquer l’instrument qui conférait à son économie un avantage concurrentiel indéniable. Prisonnier d’un carcan fédéral de plus en plus meurtrier et incapable de mettre de l’avant une offensive politique pour le casser, le gouvernement provincial , péquiste ou libéral, n’a plus d’autre choix que de travestir le mandat et la mission d’Hydro-Québec. L’instrument d’émancipation, le formidable levier économique est devenu un outil pour pratiquer une fiscalité inavouée. Il ne s’agit plus de pousser plus loin le potentiel de la nationalisation, mais plutôt de transformer Hydro pour la rendre mieux en mesure de répondre aux besoins et appétits d’une province affamée.
Sous couvert d’adaptation à la libéralisation des marchés, une véritable dénationalisation à la pièce, induite par une gestion provinciale à la petite semaine ( il n’y en a pas d’autres) s’est lentement déployée par des choix de politique d’exportation et de développement des petites centrales privées, par l’alignement sur les exigences des entreprises gazières. L’idéologie s’en est, bien sûr, mêlé et s’est alors ajoutée une rhétorique sacrifiant aux dieux du marché, le tout pour mieux occulter un consentement. Depuis le référendum de 1995 les gouvernements successifs ont tous fait ce même consentement , ils ont tous accepté de gérer le Québec avec les moyens que le Canada lui laisse. Les lamentations sur le déséquilibre fiscal ne servent qu’à couvrir cette résignation.
En vérité, le Québec n’est plus gouvernable. Tout au plus est-il gérable comme peut l’être une succursale bousculée par les consignes de la maison-mère et à qui on a rationné les crédits en lui faisant l’injonction de continuer de faire semblant.. Comme peut l’être toute administration subalterne frustrée de voir sa marge d’initiative réduire comme peau de chagrin, le gouvernement du Québec gruge ses institutions pour rester vivant. On sait que des bêtes font de même, sacrifiant la patte dans le piège pour une existence diminuée.
Ce qui s’est passé avec Hydro-Québec s’est également produit avec la Société des alcools et avec Loto-Québec et à des degrés divers avec les autres sociétés d’État. La maison Québec se chauffe désormais en brûlant ses meubles. Pas étonnant d’ailleurs, que soient surgies, avec l’aide de l’Institut économique de Montréal, comme d’habitude, les hypothèses de privatisation. Il paraît que vendre Hydro-Québec pourrait rapporter 40 milliards. Les jeteurs de sort en salivent déjà, eux qui n’en finissent plus d’annoncer les catastrophes sur le poids de la dette. Et qui ne s’en inquiètent que lorsqu’elle est québécoise, trouvant toujours à Ottawa les excuses pour justifier que ne s’y applique guère les ratios qui, ici, les font frémir. Nous perdrions la maîtrise d’œuvre mais cela a moins d’importance que les pourcentages qu’il faudrait respecter pour recevoir, d’on ne sait où, nos certificats de bonne conduite économique !
Les inquiétudes sur les finances provinciales ne servent qu’à nous convaincre que nous n’avons plus les moyens d’être ce que nous sommes. La hausse tarifaire sert en fait à nous convaincre que nous n’avons même plus les moyens de continuer à vivre avec les ambitions que nous avons déjà eues. L’enrobage écolo et la morale à deux sous sur les économies d’énergie mieux servies par un signal de prix que par des choix faits sur des motifs économiques véritables plutôt que sur la fiscalité hypocrite et dévoyée ne servent qu’à forcer davantage la résignation. Le gouvernement libéral reste le jouet du régime. La province de Québec n’est pas capable de conduire une politique énergétique véritable. Tout au plus peut-elle gérer quelques programmes , y compris des programmes d’efficacité énergétiques. Mais tout objectif de résultat sérieux rentre dès lors en collision avec les besoins de dividendes. Il ne reste plus alors que les demi-mesures qui servent moins les objectifs environnementaux que les justifications idéologiques occultant les contraintes de régime. Et la propagande de culpabilisation qui voudrait nous faire croire que nous n’avons pas droit de bénéficier maintenant des bas coûts d’une électricité pour laquelle nous avons consenti des investissements collectifs importants lors de la nationalisation.
Le Québec régresse et l’incapacité de sa classe politique velléitaire à nommer les choses correctement est en passe de saboter le débat public et de ruiner le vouloir-vivre. La question de la hausse des tarifs d’électricité est restée prisonnière du tabou sur l’impossibilité de maintenir nos acquis dans un régime qui prive le gouvernement du Québec des moyens de faire face à ses responsabilités. Il n’y a jamais de solutions convenables pour un problème mal posé.
Le gouvernement libéral voudrait nous faire penser que c’est une affaire de politique énergétique alors qu’il s’agit d’une réponse qui consent à dévoyer nos institutions pour mieux servir un régime qui nous condamne à renoncer à nos intérêts nationaux. La gestion provinciale vient de nous donner un autre de ses fruits empoisonnés. Au train où vont les choses, nous n’aurons bientôt plus d’autre choix que de couper le verger. Évidemment, tout cela ne sert qu’à broyer du noir, Ottawa saura pourvoir. Qu’y a-t-il de déshonorant à ambitionner de vivre sous perfusion ?
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