Dix ans de souverainisme progressiste : autopsie d’un échec
Mathieu Bock-Côté, candidat à la maîtrise en sociologie, UQAM collaborateur à l’Action nationale
TRIBUNE LIBRE www.vigile.net 9 février 2006
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L’expression s’est vite répandue. Il y aurait un « mystère Québec ». Que s’est-il passé dans la capitale ? Plusieurs explications ont été avancées : présence de médias populistes, culture régionale plus conservatrice, volonté de participer au pouvoir, etc. Elles sont loin d’être toutes fausses. Il n’est pas question non plus de nier les réserves bien connues de la capitale envers le mouvement souverainiste. Mais à limiter notre analyse à ces facteurs, on risque de négliger une tendance politique lourde, dont la dernière élection fédérale n’a révélé que les premières manifestations. Cette défaite, avant d’être celle du Bloc, est celle d’une certaine stratégie politique, une mauvaise stratégie souverainiste, privilégiée depuis une dizaine d’années, en fait depuis le dernier référendum. Je la nommerai simplement : la défaite du souverainisme multiculturel et progressiste.
On s’en rappelle : la déclaration de Jacques Parizeau, le soir du dernier référendum, a provoqué une crise de panique idéologique chez les souverainistes, qui firent tout pour s’éloigner des propos du chef péquiste en convertissant leur option dans les paramètres d’un nationalisme civique et multiculturel, complètement affranchi des préoccupations historiques de la majorité francophone, et plus spécialement, de sa perception de la lutte pour l’indépendance.
Pour être définitivement moderne, cosmopolite, ouverte sur le monde, l’option souverainiste devait se dénationaliser, se déprendre de la conscience historique franco-québécoise. C’est la grande question des dix dernières années : comment demeurer souverainiste tout en n’étant plus nationaliste? On a multiplié pour cela les tabous idéologiques, pour dresser un périmètre de sécurité pluraliste autour d’une option qu’on voulait la plus impeccable possible pour les angoissés en manque de modernité identitaire : au Congrès de 1996, la direction péquiste condamnait la question linguistique, en présentant l’éventuelle restauration partielle de la Charte de la langue français comme un geste illégitime en contexte démocratique. En 1999, la direction bloquiste, cette fois, pour s’ouvrir aux Québécois-et-Québécoises-de-toutes-origines, annonçait la nécessaire rupture avec la conscience historique de la majorité francophone, en renonçant officiellement à la thèse des deux peuples fondateurs, parce qu’elle supposerait une continuité au moins partielle entre la vieille identité canadienne-française et l’identité québécoise qui s’est déployée à partir de la Révolution tranquille.
Désormais, il ne serait plus permis de mobiliser la conscience historique francophone dans la légitimation de l’option souverainiste. Pour être le projet de tous les Québécois, l’option souverainiste ne devrait plus d’abord être celle de la majorité francophone, avec ses revendications historiques particulières. Reconnaître l’existence même d’une majorité francophone serait désormais risqué. Le nationalisme civique et multiculturel, particulièrement hégémonique, allait finalement amincir l’identité québécoise pour la faire tenir dans une définition finalement bien semblable à l’identité canadienne réinventée par les trudeauistes. Même révérence envers le pluralisme identitaire, envers la Charte, envers les valeurs progressistes, qu’on nomme canadiennes à Ottawa, et québécoises à Québec.
Pour le dire simplement, tout le débat sur la nation québécoise a révélé malheureusement la dévitalisation d’une option politique ne s’abreuvant plus aux raisons profondes qui justifient son existence. Tout faire pour détacher la nation québécoise de sa majorité francophone. Tout faire pour nier qu’elle était historiquement ouverte aux apports nouveaux, et qu’elle n’avait nullement besoin d’une grande pédagogie pluraliste et multiculturelle pour accueillir favorablement une certaine diversité compatible avec la préservation de son identité. Et qu’il n’était pas nécessaire non plus d’inspecter tous les replis de son histoire pour la nettoyer des traces d’un soi-disant nationalisme ethnique qui ferait honte à la démocratie québécoise.
Cependant, dénationalisée, l’option souverainiste devait se trouver de nouvelles raisons d’être, sans quoi elle risquait bien de perdre toute pertinence. On peut expliquer par cette conversion au multiculturalisme la redéfinition désormais progressiste du projet souverainiste, et par-là, la mise de l’avant de plus en plus fréquente des références au projet de société, auquel il faudrait, semble-t-il, accrocher la souveraineté, pour en faire autre chose qu’une coquille vide. Un projet de société progressiste, ou si on préfère, à gauche, censé créer au Québec, non plus seulement un pays français et indépendant, mais une société originale, nouvelle, progressiste, écologiste, féministe, social-démocrate, égalitaire. Ce qui impliquait, évidemment, un repositionnement de l’option souverainiste sur l’axe gauche-droite, qu’il avait pu historiquement transcender. Car le mouvement souverainiste fut longtemps une coalition, avant d’être dévié de sa raison d’être par une nouvelle élite et de nouvelles idées cherchant à véhiculer à travers le nationalisme québécois des valeurs qui ne lui étaient pas consubstantielles.
J’y reviens. Ne nous faisons pas d’illusion : les fameuses valeurs québécoises, que le Bloc s’est fait un devoir d’illustrer depuis quelques années, ne sont québécoises que de nom. De l’approche préventive en matière de jeunes contrevenants jusqu’au mariage gay, en passant par le multiculturalisme et la sacralisation de l’écologisme, on peut difficilement voir sur ces questions un vrai consensus qui modifierait en profondeur l’identité québécoise. Les fausses valeurs québécoises ne pouvaient pas remplacer sérieusement l’identité nationale traditionnelle de la majorité francophone sans délégitimer un projet politique qui repose fondamentalement sur la seconde. Il était fatal qu’à un moment ou à un autre, certains segments de la population, probablement nationalistes, mais plus réservés envers le progressisme identitaire, social et culturel, s’en aperçoivent. Il y aurait un prix politique à payer pour cette conversion idéologique.
Ce prix, nous venons de le payer. En 2004, François Legault, qui plaidait pour la définition d’un projet de société progressiste à investir dans l’option souverainiste, avouait que certains nationalistes conservateurs pourraient faire défection, mais que cette perte serait marginale, négligeable. Cette défection, elle vient de se produire. Ces nationalistes nous ont quittés à plusieurs dizaines de milliers. Ils ont emporté avec eux dix comtés. Heureusement que le calendrier électoral a freiné l’hémorragie. Ils auraient pu être bien plus nombreux.
Les électeurs de Québec ne sont pas mystérieux. Plutôt conservateurs, ils se demandent pourquoi soutenir encore un parti qui se réclame de valeurs contraires aux leurs et qui, par ailleurs, s’est complètement détaché d’un nationalisme plus traditionnel qui n’avait pas complètement tranché ses liens avec la majorité francophone. Et quand, par dessus tout, le chef bloquiste fait tout pour dépolariser l’élection de la question nationale, en soutenant que la souveraineté n’en est pas un enjeu, et qu’il faut voter pour son parti parce qu’il défendrait à Ottawa les intérêts du Québec, dont il se fait le seul interprète, et les valeurs du Québec, dont il pense avoir le monopole, il est bien possible que des nationalistes de droite, plutôt souverainistes, mais pas nécessairement indépendantistes, aient décidé de quitter une coalition où ils ne se retrouvaient plus vraiment et où tout le discours officiel était fait pour occulter leur existence.
En fait, ce qui est mystérieux, c’est l’aveuglement idéologique des dirigeants souverainistes, qui n’ont pas compris qu’en alignant leur projet sur l’aile la plus progressiste de leur mouvement, ils risquaient de faire éclater la coalition dont ils devaient préserver l’unité. Cette coalition, elle ne tenait pas parce que les souverainistes auraient souscrit ensemble à un même projet de société. Elle tenait parce que les différentes expressions du nationalisme québécois parvenaient à s’y retrouver, en se ralliant pour des motifs pragmatiques ou idéologiques à l’option souverainiste. Dois-ajouter que se rejoignaient dans cette coalition des progressistes, des conservateurs, des libéraux, ou si on préfère, des électeurs de gauche, de droite, de centre, qui parvenaient à travailler ensemble pour des raisons supérieures, transcendant leurs divisions politiques ?
Je vois deux raisons à la défaite dans Québec : l’abandon du nationalisme historique de la majorité francophone, qui a des conséquences réelles sur l’importance que donne la population ou non au projet souverainiste. Le réalignement progressiste qui a suivi, et qui a accéléré l’éclatement d’une coalition qu’on venait en plus de priver de son ciment fondamental. Conséquemment, il m’apparaît évident que pour refaire leur coalition, les souverainistes doivent reconnaître le cul-de-sac dans lequel nous a conduits la conversion multiculturelle et progressiste. Il ne s’agit pas de faire passer le souverainisme à droite. Personne ne croit cela nécessaire. Il importe toutefois de ne plus le camper à gauche. Il importe aussi, surtout, de remettre de l’avant les raisons fondamentales pour lesquelles existe un mouvement d’affirmation nationale au Québec. Car il est bien possible qu’à soustraire au projet souverainiste toutes ses raisons historiques et identitaires, pour lui en inventer des artificielles et techniques, on se retrouve au bout du chemin sans projet souverainiste du tout.
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