Revue de presse - Faux et vrais débats
Manon Cornellier LE DEVOIR
Édition du samedi 10 et du dimanche 11 décembre 2005
Mots clés : Canada (Pays), Élection, revue de presse
Tout le monde prédisait une campagne électorale identique à la dernière. On soupire maintenant de soulagement d'un journal à l'autre de voir de vrais enjeux abordés. Susan Riley, du Ottawa Citizen, en veut pour preuve le débat entre conservateurs et libéraux sur les services de garde. Les libéraux préconisent un soutien aux provinces pour la création d'un réseau de services. Les conservateurs privilégient une aide directe aux parents et des mesures fiscales pour aider les entreprises et les groupes communautaires à créer des places. Un choix entre deux philosophies, en somme. Mais Riley s'inquiète. Elle note que presque tous les commentateurs s'attendent à ce que la campagne verse dans les attaques négatives et mesquines après Noël et que ce serait en quelque sorte le début de la «vraie campagne». «Quelle déception -- et quelle erreur -- ce serait», conclut-elle.
Stratège conservateur sous Joe Clark, Goldy Hyder lui fait écho dans le Globe and Mail. Selon lui, le chef conservateur Stephen Harper est en train de démontrer que Kim Campbell était dans l'erreur quand elle affirmait qu'une campagne électorale n'était pas le meilleur moment pour débattre de politiques publiques. «À une époque où les élections sont gouvernées par la personnalité des chefs et les politiques par les sondages, il est à la fois remarquable et rafraîchissant de voir une campagne où les idées dominent les manchettes», écrit-il. Selon lui, cela prouve que les politiques peuvent offrir de la bonne politique. Peu lui importe que les gens soient d'accord ou non avec les propositions de Harper : celui-ci a le mérite d'avoir imposé l'ordre du jour depuis le début, question de contrer les accusations de plan caché, et il l'a fait en provoquant un choc d'idées. «Mais cela peut-il durer ? Ne pariez pas là-dessus», conclut-il à son tour avec pessimisme.
Le chef libéral Paul Martin, par contre, ne récolte pas de félicitations pour son insistance à présenter le scrutin au Québec comme une élection référendaire. Du National Post au Toronto Star, on soutient que l'unité du pays n'est pas un enjeu dans cette campagne. Le Post trouve même «bizarre» toute l'attention portée à cette question et blâme en particulier les libéraux pour une rhétorique outrancière. Selon le quotidien, Martin ne cherche qu'à discréditer Stephen Harper dans l'espoir de faire des gains en Ontario. «Cette stratégie aurait été plus efficace si le scandale des commandites des libéraux n'avait pas aidé à revigorer le mouvement souverainiste au Québec.» Le Post reconnaît que l'argument peut avoir un attrait momentané pour ceux qui craignent un gouvernement conservateur sans député au Québec ou une alliance conservateurs-bloquistes. Le journal note qu'on pourrait tenir le discours inverse et que les libéraux pourraient former le gouvernement sans représentation de l'Alberta. Quant à une alliance formelle PC-BQ, rien ne l'annonce. «Et même si c'était le cas, les conservateurs auraient sûrement suffisamment de principes -- et d'intelligence pour tenir compte de leurs futurs intérêts électoraux -- pour ne pas ignorer les intérêts du pays en échange d'un appui du Bloc. Après tout, les libéraux [...] ont choisi de laisser tomber leur gouvernement plutôt que de céder à de nouvelles demandes déraisonnables du NPD.» Selon le Post, la capacité d'un parti à renforcer ou à affaiblir l'unité du pays dépendra de sa réponse aux grands enjeux de l'heure plutôt que de «la capacité de son chef à énoncer des platitudes au sujet du Québec».
Le Star, pourtant à l'opposé du spectre politique du Post, estime lui aussi qu'on exagère. «À entendre les très énervés politiciens canadiens, on pourrait penser que le père Noël envisage de remplacer le petit renne au nez rouge par les chevaux de l'Apocalypse et de semer chaos et destruction au cours de sa tournée de Noël au Québec.» Le quotidien estime que Paul Martin a ajouté une touche d'«hystérie» en parlant d'élection référendaire au Québec. Il rappelle que le Bloc a déjà formé l'opposition officielle en 1993 sans que les souverainistes l'emportent lors du référendum de 1995. Le Bloc espère passer la barre des 50 % des voix cette fois-ci. «So what ?», demande le Star, qui affirme qu'une partie des appuis du Bloc est motivée par la protestation. Ce qui est en jeu, souligne l'équipe éditoriale, c'est davantage l'avenir de certains politiciens que celui du pays.
Cela ne signifie pas que Paul Martin doive sous-estimer le chef bloquiste, Gilles Duceppe, souligne Chantal Hébert, toujours dans le Star. La popularité de Duceppe, rappelle-t-elle à ses lecteurs, n'est pas qu'un sous-produit du scandale des commandites. En plus de l'expérience et de la maturité acquises, il a l'avantage d'être d'une autre génération que les fondateurs du mouvement souverainiste. Ses convictions sont davantage fondées sur des notions de justice sociale que sur un ressentiment linguistique. Et, comme André Boisclair, son environnement naturel est le Montréal multiethnique plutôt que les petites villes plus homogènes du Québec. «L'entourage de Martin aurait davantage conscience de ce à quoi il fait face s'il n'avait du Québec que la moitié de la compréhension que la garde rapprochée de Duceppe a du reste du Canada.» En transformant le scrutin fédéral en référendum sur un référendum plutôt qu'en débat sur l'après-scandale, Martin a fait monter les enchères. «Résultat : si les libéraux perdent leur pari québécois, le Canada pourrait se réveiller après les élections avec un premier ministre rapetissé aux prises avec un adversaire plus grand que nature.»
Nigel Hannaford, du Calgary Herald, est pour sa part indigné de voir les libéraux se présenter en champions de l'unité canadienne. «Après 12 ans, le Parti libéral a réussi à s'aliéner la majorité de l'Ouest et du Québec. Ceci représente presque la moitié de la population canadienne.» Il ne peut pas croire que les électeurs se laisseront berner encore une fois.
Les anecdotes intéressantes abondent cette semaine mais, n'ayant de place que pour une seule, ce ne pouvait être que celle-ci. Sur les ondes de CBC Radio, samedi dernier, la libérale Jean Augustine racontait la tumultueuse assemblée de nomination de son successeur, Michael Ignatieff. «D'un côté de la salle, il y avait tous les Ukrainiens, parlant ukrainien, s'organisant en ukrainien, et, de l'autre, il y avait le reste d'entre nous, les Canadiens.» Ça vous rappelle quelque chose ? Ça n'a pourtant fait que la queue de chronique de Jane Taber dans le Globe and Mail. C'est dire.
mcornellier@ledevoir.com
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