La fin du souverainisme...mais peut-être pas de l'indépendance
Marc Chevrier
Où en est donc le Québec? Confuse aux yeux des Québécois eux-mêmes, la situation actuelle dans la Belle Province doit paraître incompréhensible aux étrangers. Dans cet article, sans doute le première étude en profondeur des événements récents, Marc Chevrier apporte une réponse qui intéressera tous les lecteurs de cette lettre.
Les Québécois aiment bien raconter sur eux-mêmes une épopée remplie d’évidences. Une première évidence, presque mythique, est que le Québec aurait été depuis 1960 ébranlé par un mouvement irrésistible, ascensionnel, d’émancipation, qui accumule progrès sur progrès. De fermé, indigent, colonisé, mal instruit qu’il était, il serait devenu, contre son lourd passé aliénant, ouvert, maître chez lui, instruit, en mariant l’autonomie des personnes et celle d’une nation. Autre évidence, cette aspiration à l’autonomie devrait aboutir à un stade ultime, l’indépendance nationale, que les promoteurs d’une telle option ont préféré appeler depuis René Lévesque la souveraineté. On comprend dès lors le choc des élections fédérales du 2 mai dernier, qui ont chassé du parlement d’Ottawa la députation bloquiste pour lui substituer un bloc néo-démocrate fondu à un parti jusque-là dominé par la gauche social-démocrate canadienne-anglaise. Le Bloc québécois était lui-même la parfaite incarnation de ces deux évidences : son chef Gilles Duceppe avait épousé le Grand Récit de l’émancipation québécoise issue de la Révolution tranquille ; la souveraineté devait exalter, sinon multiplier, tous les progrès que le Québec avait enregistrés en se débarrassant de sa vieille gangue canadienne-française ; aux aguets à Ottawa, le Bloc devait répercuter auprès du Canada anglais la prochaine vague souverainiste qui déferlerait sur le Québec pour atteindre l’apogée d’un autre référendum.
Les deux souverainismes québécois, petit et grand
Cela dit, cet effondrement du Bloc québécois, qui semble annoncer, par effet de domino, celui du Parti québécois vite affaibli par des défections spectaculaires et la remise en cause ouverte du leadership de son chef, Pauline Marois, n’est pas symptomatique que du mouvement souverainiste. Prenons un peu de recul. Il y a eu au Québec deux doctrines opposées d’émancipation politique ; malgré leurs différences, elles tiennent toutes les deux un langage souverainiste. Le Canada, ne l’oublions pas, est un pays qui s’est défini par l’obsession souverainiste de ses élites. Créé dans un cadre impérial, lui-même une colonie aux côtés d’une puissante république née d’une révolution, le Canada s’est absorbé jusqu’en 1982 dans l’affirmation de sa souveraineté juridique vis-à-vis de Westminster. Depuis 1867, les élites québécoises ont eu elles aussi le souci de la « souveraineté interne » de leur petit État provincial, sur un mode essentiellement défensif. À partir de Jean Lesage, toutefois, la revendication de « souveraineté interne », c’est-à-dire de compétences législatives et de pouvoirs fiscaux accrus pour le Québec, s’est mise à contester l’ordre canadien. De Lesage jusqu’à Bourassa, l’émancipation du Québec devait passer par la réforme constitutionnelle, bien que cette dévolution de pouvoirs dût maintenir le lien fédéral. Le mouvement indépendantiste, assagi par sa prise en main par René Lévesque, a magnifié cette revendication souverainiste. L’émancipation passerait par la possession de la « compétence des compétences » – une des expressions favorites de Jacques-Yvan Morin, juriste théoricien du souverainisme québécois. Ainsi que les diverses variantes de souveraineté proposées par le parti Québécois l’ont illustré, celle-ci, si elle impliquait un domaine d’autonomie plus vaste que celui du fédéralisme renouvelé, devait cependant conserver avec le Canada un lien solide, mais ambigu, comme si l’enjeu de la souveraineté québécoise était l’atteinte d’une grande autonomie sous un parapluie canadien, et non l’indépendance.
D’une certaine manière, les petits souverainistes fédéralistes et les grands du parti Québécois se sont disputés tout en tenant un langage commun. Ils ont tous les deux associé l’émancipation du Québec à une prise de pouvoir vis-à-vis du Canada sans jamais réussir à lier cette revendication à une idée de liberté collective forte. Ils ont réclamé des pouvoirs – réduits dans leur vision des choses à la législation, à la gestion de programmes et à la fiscalité – sans jamais proposer les fondations d’un nouvel État ou d’une démocratie répondant aux exigences d’un peuple qui se considère véritablement comme souverain. En fait, la principale justification avancée pour cette prise de souveraineté légale, grande ou petite, était culturelle. Le Québec est une société distincte, une nation parlant françâ, elle mérite donc une souveraineté interne ou externe déployée pour protéger son élément distinct. C’est à peu près à cela que se sont résumés plus d’un demi-siècle de palabres constitutionnels et référendaires au Québec. Ce biais ethnoculturel dans le discours souverainiste québécois a laissé en plan des questions fondamentales, le régime constitutionnel, la réforme démocratique, la conjonction des liberté individuelle et collective au sein d’une communauté qui aspire à s’autogouverner – soit la constitution d’un peuple libre –, que les péquistes ont généralement présentées comme accessoires – puisqu’elles se posent pour eux seulement après le oui référendaire – et que les fédéralistes ont abandonnées au Canada, au grand bonheur des canadianistes, dont le plus éminent, Pierre Elliott Trudeau, s’est emparé pour imposer sa vision d’un empire libéral-multiculturaliste s’ajustant aux doléances de ses minorités par décret judiciaire. Pendant ce gros demi-siècle de contestation constitutionnelle et référendaire, les fédéralistes ont été incapables de mettre un peu de chair autour du concept d’État du Québec affectionné par Jean Lesage et Daniel Johnson, resté un vague slogan journalistique; de même, aucun des leaders souverainistes péquistes et bloquistes n’a été capable de dire, depuis la fondation du mouvement souveraineté-association, que le but de l’indépendance nationale est de fonder une République du Québec. Défini à coup de chansonnettes, de poésie, d’incantations flamboyantes et d’études de faisabilité platement techniques en créant autour de lui une espèce de brouillard dont les échancrures vaporeuses dansent avec leurs hérauts artistes, le concept de souveraineté est devenu un fourre-tout, un écran de fumée, une coquetterie de langage, un mantra dont la monotonie masque à peine la pauvreté.
L’affaissement des deux souverainismes
Aussi, les difficultés qu’éprouve aujourd’hui le mouvement bloco-péquiste sont la conséquence de l’affaiblissement du souverainisme québécois dans son ensemble, petit et grand. C’est d’abord le petit souverainisme qui s’est dégonflé. La seule véritable réforme constitutionnelle que les fédéralistes québécois aient réussi à inscrire à l’agenda du Canada anglais fut celle du lac Meech en 1987. Comparée à celles que Lesage, Johnson ou le Bourassa des années 1970 eussent espérées, elle formulait la plus modeste des propositions, tout juste une demande a minima de réparation à l’affront du rapatriement unilatéral de 1982. En prenant le pouvoir en 2003, le gouvernement de Jean Charest, un ancien conservateur recyclé en libéral bon teint, prenait acte de l’impossibilité de réformer le système fédéral dans le cadre constitutionnel imposé en 1982, à la suite des échecs des accords du lac Meech et de Charlottetown. La grande ironie est que la seule demande constitutionnelle d’origine québécoise qui ait abouti est celle que la ministre Pauline Marois avait conduite soutenue en 1997 pour déconfessionnaliser les commissions scolaires québécoises, par le recours à la procédure d’amendement pourtant honnie de Trudeau. Seulement, le gouvernement Charest tourna aussi le dos à l’essentiel des demandes fédéralistes québécoises ; il renonça à toute ambition future de réforme en se satisfaisant d’une gestion pragmatique et informelle des relations du Québec avec le Canada sans rien toucher au statu quo. Il reprenait à son compte la bonne vieille vision impériale britannique de « l’accommodement oblique » suivant laquelle la majorité gouvernante minimise le changement en négociant avec les élites de ses minorités récalcitrantes des ententes informelles ad hoc pour calmer les trouble-fête et sanctifier le régime. Sous le gouvernement Charest, même l’affront de 1982 cessait d’être un scandale, le Canada devient un monde d’opportunités, un pourvoyeur général dont il faut maximiser les générosités. Les anciens fédéralistes québécois avaient eu au moins le désir de refaire le Canada par la grande voie politique. Le gouvernement Charest se contente de « provincialiser » le Québec, sinon d’atténuer le déclin du poids et de l’influence du Québec au sein du Canada, par la bonne gestion d’affaires et les renvois judiciaires défensifs (pour contester à Ottawa par exemple le droit de créer une commission fédérale des valeurs mobilières ou de réformer le Sénat).
Quant au grand souverainisme, son ébranlement avait commencé par l’élection en 1998 de Lucien Bouchard, élu comme Johnson en 1966 et comme Duplessis en 1944, c’est-à-dire avec moins de voix que le parti d’opposition. Le fondateur du Bloc québécois qui avait sauvé une campagne référendaire mal commencée en 1995 et successeur de Parizeau en janvier 1996, se trouva aux commandes d’un gouvernement mal élu et héritier du fiasco de la défaite d’octobre 1995. Sa démission fracassante en janvier 2001 fut annonciatrice de ce qui allait suivre au Québec. Orateur enflammé au verbe haut, il avait su faire vibrer la fibre souverainiste mieux que nul autre. Du jour au lendemain, il quitte le pouvoir, comme d’autres abjurent la foi, et se réfugie dans la pratique lucrative du droit en servant ainsi la cause du capital avec un sans-gêne drapé de grandes protestations de vertu. Ses interventions dans la sphère publique alimentent une lecture strictement gestionnaire de la situation québécoise, comme l’atteste le Manifeste des lucides qu’il a majestueusement patronné. Bouchard a donné à voir un processus spectaculaire de « refroidissement des braises », de tassement subit de la revendication souverainiste pour laisser place à la bonne administration résignée mais opportuniste des affaires. À sa manière, il a aidé la cause de l’ADQ de Mario Dumont, tenté aussi par le repli gestionnaire assaisonné d’une vague revendication d’État autonome du Québec. Bouchard semble aujourd’hui avoir un successeur dans la personne de François Legault, déjà sacré premier ministre par les haut-parleurs médiatiques du Québec ; la Coalition pour l’avenir du Québec tente ainsi d’élaborer la plateforme d’un nouveau parti dont la marque de commerce serait le redressement national par la bonne « gouvernance » provinciale. Cette gestion dépolitisée mettrait au frigo les vieilles récriminations souverainistes, petites et grandes. La doctrine Legault-Sirois – à l’instar du parti libéral du Québec, un prétendant respectable au pouvoir doit cultiver ses liens avec le capital –, si elle devait conduire effectivement à l’élection d’un gouvernement défaisant le duopole PLQ-PQ, serait la consécration du bouchardisme.
Le beau temps de la bulle bloquiste et la fin abrupte de la « petite sécession »
Tant que le Bloc Québécois multipliait les succès à Ottawa et que le parti Québécois arrivait à se mobiliser en vue d’un autre splendide soir référendaire, le grand souverainisme semblait voguer sur son erre. Mais en mars 2007, la déconfiture du PQ revampé sous la direction d’un André Boisclair hyper-progressiste au sourire arc-en-ciel, donna un aperçu de la fragilité de la base électorale du parti. Les liens qui avaient soudé ce parti-coalition fédérant nationalistes bleus, socio-démocrates et progressistes plus radicaux s’étaient distendus comme jamais auparavant, pris en étau entre le poujadisme bougonneur de l’ADQ dumontien et la nouvelle gauche de Québec solidaire subordonnant la nation au social. Mais à Ottawa, les succès du Bloc Québécois semblaient plus assurés. Entre 1993 et 2000, il s’était imposé comme seul adversaire crédible au Québec du PLC de Jean Chrétien, et de 2004 à 2008, il avait contribué à priver à trois reprises un gouvernement fédéral d’une majorité en chambre. D’où la conviction chez nombre de grands souverainistes d’une puissance, d’un levier sur le réel, puisque l’avenir du Canada semblait suspendu à un bloc d’irréductibles gaulois aux mains toujours propres. Cette parenthèse bloquiste a tenu sur une belle illusion, une bulle qu’on pourrait appeler la « petite sécession ». À défaut d’avoir fait la souveraineté par référendum, beaucoup de souverainistes, petits et grands, se sont séparés du Canada dans leur tête, dans leur vie quotidienne, dans la direction de leur regard. Le Québec s’était lui-même aménagé une confortable retraite culturelle, linguistique, économique, que les gouvernements péquistes avaient eux-mêmes édifiée, qu’il suffisait d’occuper. Ce repli satisfait sur soi s’est combiné à un discours d’ouverture grandiloquent. Politiques et intellectuels ont célébré dans le Québec la quintessence de la nation ouverte, multi-composée, qui s’ouvre au monde sans être freinée par les préjugés d’antan, et sans avoir besoin de passer par les institutions canadiennes. Le Québec était souverainement lui-même en donnant congé au Canada, avec lequel les bloquistes transigeaient en ambassadeurs. C’était une sécession sans peine, une sécession allégée. Cependant, ce pari bloquiste a engendré trois effets pervers, devenus évidents à la longue. Le premier est que l’opposition bloquiste, qui a indéniablement excellé dans le travail parlementaire, a fini par devenir un extraordinaire outil de légitimation du régime canadien. Toute victoire que le Bloc semblait dérober au gouvernement fédéral, en exception législative ou en transfert d’argent au Québec, faisait la démonstration de la capacité du régime canadien à s’adapter aux doléances québécoises et minait par le fait même la doctrine souverainiste, fondée sur la fermeture du Canada à l’égard de sa petite nation en mal de reconnaissance. Deuxièmement, le pari bloquiste donnait à une nation minoritaire des raisons fragiles de penser qu’elle pouvait obtenir des concessions de la majorité gouvernante tout en se désintéressant de celle-ci, attitude à long terme hasardeuse ou frivole. Troisièmement, la bulle bloquiste confinait le parti Québécois à un rôle purement provincialiste et divisait le mouvement souverainiste. Au Bloc québécois la discussion des nobles prérogatives de la souveraineté étatique, la défense, la monnaie, la politique extérieure, le droit criminel – mais sans jamais avoir de prise réelle sur elles –, au parti Québécois la bonne tenue de la boutique québécoise, écoles, hôpitaux, voirie et festivals, mais sale comme une porcherie.
Mais aussi le souverainisme bloco-péquiste semble succomber à plusieurs naïvetés ou dénégations qu’il a lui-même longuement entretenues. Une naïveté référendaire. Pour beaucoup de grands souverainistes, un échec du oui ne porte pas à conséquence ; c’est un match nul, qui ouvre la voie à une revanche. Un peuple minoritaire ne peut impunément ébranler le régime de la majorité puis dire non à sa propre liberté politique sans subir de recul. Les Québécois ont payé chèrement les non de 1980, de 1995, et même celui de 1992 sur Charlottetown. Comme l’a bien vu Guy Laforest, les référendums au Québec ont tenu lieu de rébellions démocratiques, sans doute très honorables, seulement les défaites enregistrées par ces rébellions ont été suivies de reprises en main canadiennes musclées – le rapatriement unilatéral de Trudeau, le plan « b » de Chrétien. Cette naïveté s’est doublée d’une autre, électorale. L’accession à l’indépendance est le triomphe d’un moment électoral, porté par un parti. Elle viendrait à la suite d’une espèce d’immaculée-conception politique : il suffirait que le peuple convoqué par le parti au pouvoir dise oui à une question bien tournée pour que se fasse la souveraineté. Inutile de s’appuyer sur un mouvement débordant les partis, c’est l’affaire d’une machine à prendre le pouvoir dans un système bipartisan. De plus, on traite le peuple du Québec comme un client difficile, qu’on circonvient par des boniments et du miel pour lui arracher un « oui ». Une naïveté démographique : d’aucuns ont pensé que la souveraineté serait une fatalité du renouvellement des générations. Les jeunes, acquis naturellement à l’émancipation nationale, remplaceraient peu à peu les plus vieux, encore attachés à la vieille identité canadienne-française. À cette lecture générationnelle simpliste s’est ajoutée une belle vue de l’esprit linguistique. Grâce à la loi 101, les écoles des deux premiers cycles – inutile de toucher au « français optionnel » des niveaux collégial et universitaire – fabriqueraient en série des Québécois francophonisés, qui prêteraient leur voix au grand roman national. Et bien sûr, cette fabrique du Québécois serait garantie sans le concours d’une école des connaissances qui transmette une culture historique. L’enseignement de compétences fonctionnelles et d’un catéchisme de l’ouverture à l’Autre suffirait comme bagage de cette transmutation identitaire et mettrait au monde des Tabarnacos ruminant leur québécitude décomplexée et outillés pour l’avenir. Au surplus, une naïveté idéologique. Les souverainistes ont tardé à s’apercevoir que la réforme constitutionnelle de 1982 était plus qu’un chamboulement politique. Elle touchait à la définition de l’identité canadienne, reprogrammait l’idéologie officielle du pays par-delà les institutions. Pour ce faire, l’État canadien recomposé sous Trudeau a très bien compris qu’il lui fallait conquérir les esprits, s’attirer les complaisances des intellectuels, qui relaieraient la nouvelle doctrine. D’où les généreux programmes, les fondations, les chaires, les distinctions offertes aux intellectuels québécois pour qu’ils s’approprient le canon canadien. Certains ont tellement bien saisi la nature de la commande qu’ils ont pris plaisir à retourner tous les concepts dont ils se trouvaient armés par le libéralisme multiculturaliste de Trudeau pour grignoter sans relâche la légitimité du projet d’émancipation nationale québécois, même dans sa petite version fédéraliste. Certains penseurs officiels du souverainisme québécois ont à leur tour toiletté le projet souverainiste québécois pour l’harmoniser avec le discours canadien, si bien que le Québec souverain de leur rêve promettait d’être un Canada-plus. Enfin, dernière naïveté ou inconséquence, la croyance, assez répandue, que la souveraineté nationale marquerait la délivrance du Québécois avec lui-même. Avant d’être une rupture avec un régime de domination, elle serait l’aboutissement de cette colère inapaisable que le Québécois a fait éclater contre son passé, le joug clérical, son ethnie asphyxiante, qui l’auraient cloîtré dans un petit destin de Jean Narrache, de nègres blancs d’Amérique, de french pea soups, de grenouilles folklorisées. Ce discours mettait le Québécois en situation de refus d’inventaire : non seulement ne veut-il pas hériter de ce passé dont il voudrait se séparer, le comprendre ne l’intéresse même pas. Par ailleurs, beaucoup de Québécois souverainistes se sont enrichis, scolarisés et ont déserté les églises pour mener une vie franche sans que le régime canadien en soit davantage ébranlé, ce qui a désamorcé la colère des révolutionnaires tranquilles et diminué l’urgence de faire du Québec un pays.
Dépression civique et retour à la survivance?
La douche froide jetée sur le mouvement souverainiste en mai dernier a ouvert le bal des post-mortem et des explications rétrospectives. Montée de l’individualisme, apaisement identitaire, mondialisation, fin de cycle électoral, renouvellement de générations, désuétude de la critique colonialiste, etci. L’explication du phénomène par l’ascension de l’individualiste est sans doute la moins convaincante, car elle suppose la nouveauté de cet individualisme au Québec. Or, à bien y réfléchir, l’individualisme y est chose ancienne, sinon fondatrice. En réalité, au cours de son histoire, depuis l’échec des Patriotes de 1837-38 – et certains auteurs remontent carrément à la Nouvelle-France –, le Canadien français a toujours pratiqué le repli individualiste, à savoir ne compter que sur soi-même, sur son clan, sa paroisse, contre un État absent, lointain, dominateur ou corrompu. Il a appris, en quelque sorte, à faire l’impasse sur le politique, sur l’action collective concertée pour améliorer son sort, voire pour mener une vie libre de citoyen – , à distinguer de celle du paysan, du coureur des bois, ou de l’entrepreneur à succès se débrouillant avec les moyens du bord. Le Long Siècle ultramontain qui s’est écoulé de 1840 à 1960 a nourri et réprimé cet individualisme ; nourri, pour avoir aiguisé chez le Canadien français la méfiance à l’égard du politique et de l’État ; réprimé, par une morale janséniste administrée par un clergé tutélaire. La Révolution tranquille a renversé les termes de cet ancien équilibre. Les Québécois se sont mis à croire dans les possibilités de l’action collective, en prenant possession des moyens sous-utilisés de leur État provincial, jusque-là confiné à une gestion libérale de la « belle province ». Et ils se sont délivrés de la chape janséniste qui entravait l’épanouissement de leurs personnes, conformément à des thèses mêlant allégrement personnalisme, existentialisme, et dans certains cercles, marxisme, maoïsme et décolonisation.
Or, ce à quoi nous assistons depuis quelques années au Québec ressemble de plus en plus à une perte progressive de confiance dans les possibilités de l’action collective. Comme le reste de l’Occident, le Québec a intégré la critique néolibérale de l’État, qui insiste sur les ratés, les aveuglements, l’inefficacité, voire le côté liberticide de l’action collective menée par l’État, et qui en minimise les bienfaits. La naissance de l’ADQ, l’apparition au Québec de groupes de pression et d’instituts de recherche favorables au libéralisme économique, la prise de parole d’une droite économique moins introvertie ont activé le clivage gauche-droite que la question nationale avait occulté. Or, ce discours néolibéral s’attaque à la pertinence même d’un projet souverainiste, grand ou petit, dans la mesure où ce dernier suppose la nécessité du renforcement des pouvoirs de l’État. Ce discours dit, en quelque sorte, que la seule souveraineté qui compte, c’est celle de l’individu, tout le reste n’est qu’artifice, expédients pour corriger les faiblesses passagères du marché. Ce discours néolibéral, qui s’est répercuté dans la gestion même de l’État québécois sommé de justifier la rentabilité de ses interventions auprès de ses « clients » ou « consommateurs de services », a donné des ailes à sa critique, venue d’une gauche fatiguée de débattre de nation et de référendum et qui, paradoxalement, a entretenu la méfiance vis-à-vis de l’action collective concertée. Car si cette gauche célèbre les actions « citoyennes », elle envisage souvent une action contournant l’État et les partis et portée par une société civile autosuffisante aux multiples groupes dont chacun défend une cause ou un intérêt sans devoir le réconcilier avec celui des autres.
Sur un autre plan, il est clair que les échecs répétés des projets de réforme souverainistes, petits et grands, ont fini par distiller le doute dans l’esprit des Québécois sur la réalité même de ces projets, qui ont fini par perdre de leur tranchant, de leur pouvoir d’invention et d’ébranlement du régime politique. Formuler de tels projets, même en l’absence de plan crédible pour leur mise en œuvre, est devenu l’activité favorite des partis traditionnels, qui se sentent obligés d’offrir à leurs électeurs des plateformes constitutionnelles, prosaïquement appelées « listes d’épicerie », pour se positionner contre leurs adversaires, même si d’entrée de jeu, on sait que tout ce baratin ne mènera nulle part. Dans le déplacement soudain du vote souverainiste du Bloc vers le NPD en mai dernier, il y a sans doute un peu de ras-le-bol qui s’est exprimé contre ce discours qui tourne à vide, à la rhétorique imparable mais impuissante. Mais dans ce mouvement soudain, mi-courant de panique, mi-écoeurement contre la vanité du politique, il y a aussi une perte de contact avec le réel chez les électeurs qui ont accordé leur suffrage en masse à un parti dont ils ignorent les origines, la plateforme et les candidats. C’était comme si quoi que les électeurs du Québec décident aux élections fédérales, les jeux sont faits de toute façon ailleurs, leurs voix ne portent sur rien de tangible qui ne mérite une réflexion politique soutenue. En ce sens, c’était comme si, bien que beaucoup aient cru pouvoir arrêter l’élection d’un gouvernement majoritaire conservateur à Ottawa, le vote du Québec ne servait qu’à repousser une réalité que nul ne veut voir. Voter serait un abri contre une réalité pour beaucoup déplaisante mais néanmoins incontournable : une nation majoritaire décide pour nous, quoi que nous en ayons.
Or, au cours des dernières années, l’élément qui a peut-être le plus affaibli la croyance dans les possibilités de l’action collective est le spectacle de désolation et de maladresse donné par le gouvernement Charest, accumulant gestion désastreuse, cafouillages, navigation à l’estime dans une atmosphère de soupçon généralisé de corruption mafieuse digne des années Gouin et Taschereau (1905-1936), cette période oubliée de l’histoire du Québec où deux longs règnes libéraux avaient soumis l’État provincial au pouvoir des « trusts » privés et de l’argent. Ce qui est atteinte, ce n’est pas seulement la confiance dans une équipe gouvernementale, qui peut toujours être remplacée. Sont minées la fierté et les attentes des Québécois à l’égard des principaux fleurons de la Révolution tranquille – une fonction publique intègre et efficace, des sociétés d’État vouées au développement du Québec, des décideurs et des commis de l’État capables de prévision et de discernement en temps difficile. Dans un tel contexte, penser transférer à l’État du Québec plus de pouvoirs paraît fantasque, une farce de mauvais goût, quand on le voit s’acquitter si mal des responsabilités que le régime fédéral lui laisse et céder au moindre chantage qu’exercent sur lui de puissantes corporations – médecins, ingénieurs, pédagogues, etc. Ajoutons à cela le cynisme qui s’est déchaîné dans l’oligopole médiatique québécois, où domine le style de la presse à tabloïd et de la chronique racoleuse; ce cynisme colérique a considéré la classe politique tout entière et conforté l’opinion, assez répandue au Québec, que la politique est une entreprise sale dont il faut se tenir à l’écart.
Au rythme où vont les choses, il est difficile de dire si le mouvement souverainiste traverse une crise dont il se relèvera ou amorce un irréversible déclin. Dans un scénario « optimiste », le parti Québécois parviendra à arrêter son hémorragie interne et resserra les rangs pour cueillir le pouvoir des mains des libéraux usés. Mais saura-t-il renouveler son vieux fond de doctrine souverainiste et revoir ses naïvetés ? Ou faudra-t-il qu’il s’émiette dans une coalition souverainiste ? Dans un scénario qu’on ne peut exclure, ce parti s’effondrera, botté du champ électoral par un nouveau venu, un parti-entreprise à la Legault-Sirois propulsé par une mise en marché sondagière qui rappelle étrangement la naissance de Forza Italia, ce parti-entreprise fondé par le magna des médias Silvio Berlusconi pour occuper le vide laissé par l’effondrement du système de partis en Italie au début des années 1990. Autre possibilité, les libéraux tireront leur épingle du jeu mieux que prévu, car après tout, les premiers ministres Taschereau et Gouin ont été élus quatre fois chacun, et dans l’histoire, les Québécois ont montré un seuil de tolérance relativement élevé à l’égard des parfums de corruption.
On ne peut exclure non plus, sans que le souverainisme disparaisse pour autant, que l’option de l’indépendance s’éloigne de plus en plus, sous les traits d’une utopie d’autant plus séduisante qu’elle paraît hors d’atteinte. Après être sortis du long hiver de la survivance dans les années 1960, les Québécois y retourneraient, sous une forme certes différente, celle d’un automne pluvieux ou d’un été gâché. Ils se satisferaient alors du cocon de la loi 101, maintenant un visage français de façade et parleraient toutefois franglais, absorbés dans leurs communications en réseaux et dans l’amélioration de leur bien-être ; étourdis par la frénésie d’une vie acquisitive et festivalière, ils encaisseraient coup après coup l’impact du vieillissement de leur société et de leur minorisation au sein d’un One Canada qui les toise paternellement. Appelés en renfort pour remplacer les directeurs de conscience de jadis, les intellectuels au spleen morose ou ricaneur chapitreraient leurs ouailles, non sans se délecter de philosophies stoïcienne, cynique ou nietzschéenne. Les Québécois de l’ère post-souverainiste, déjà prophétisée par les médiasii, seraient journellement pris d’un vertige lancinant, celui suscité par le contraste entre la vue d’horizons globaux où ils comptent pour peu et l’obsédante p’tite vie qui est la leur, sur les franges d’une banlieue d’empire où ils sont parqués comme des Indiens dans leur réserve. Ce serait une voie de sortie hors du politique, une manière de laisser à d’autres les graves enjeux classiques dont s’occupent les grandes nations, la direction du monde, la liberté, le gouvernement de soi-même. Ce serait, en somme, une dépression civique, à petite dose, indolente, qui a des airs de déjà vu. Il faut savoir se déprendre de soi-même, dira-t-on, à tout point de vue…
Ce tableau n’est bien sûr que l’esquisse d’un possible. Le souverainisme mort, l’option de l’indépendance peut renaître par de nouveaux véhicules, prendre un langage et des voies jusqu’ici inexplorés.
Quelques mots sur le souverainisme français
Dès qu’il est question de l’avenir du Québec, la planète disparaît de l’horizon ; les discussions se font en vase clos, entre nous autres. Il est amusant de penser que le discours souverainiste québécois, à défaut de se matérialiser politiquement, ait connu une certaine fortune conceptuelle à l’étranger. En France, les opposants à l’intégration de la France dans l’Europe communautaire ont repris le concept de souveraineté, au point qu’il est devenu courant de les désigner comme des « souverainistes ». Mais chacun des deux souverainismes a suivi des trajectoires contrastées, dans des univers très étranger l’un à l’autre. Au contraire de son aîné québécois, le mouvement souverainiste français n’a jamais réussi à devenir une force électorale importante. De petites formations s’en réclament, sans réussir de percée. Le choix des députés européens à la proportionnelle facilite l’élection de quelques députés eurosceptiques issus de la droite traditionnaliste ou frontiste, mais dans un parlement européen dont les Français se désintéressent. En fait, tant la droite que la gauche françaises inclinent à la défense de l’Europe, hors de laquelle il serait inconcevable que la France puisse exister. Le non français de 2005 au projet de constitution européenne a certes mobilisé une gauche anticapitaliste voyant dans l’Europe communautaire un cheval de Troie du néo-libéralisme. À droite, l’UMP de Sarkozy a marginalisé les voix eurosceptiques et enterré la grandeur gaullienne rebelle à tout fédéralisme européen.
Le concept de souveraineté désigne bien ce à quoi est confrontée la France depuis 1957. Sans rien perdre de ses institutions, de la pompe de sa belle République, la France s’est engagée dans un processus complexe, graduel et souvent imperceptible de transfert de sa souveraineté législative vers un curieux pouvoir qui ne possède pas plus de fonctionnaires que la ville de Paris. Même si le gros de la législation adoptée par l’Assemblée nationale française consiste à mettre en œuvre des directives européennes, la politique se joue encore en France et non à Bruxelles, où se croisent en conclave ministres, fonctionnaires européens et groupes d’intérêt. Il est donc difficile de mobiliser les Français contre Bruxelles, vu comme un pouvoir protecteur, neutre, supérieur, et au surplus peu présent dans la vie de tous les jours. Et les souverainistes français travaillent sur un terrain intellectuellement miné, jonché de concepts maudits, la souveraineté et la nation, dont il n’est pas bienséant en France de se réclamer, au risque de se faire taxer de réactionnaires. En fait, la classe politique française traite ses souverainistes un peu de la même manière que les fédéralistes et canadianistes au Québec considèrent les souverainistes québécois en employant des arguments assez similaires. Souverainistes français et québécois sont accusés d’entretenir une vision passéiste de la communauté et du politique, de pratiquer la fermeture à l’Autre, de vouloir briser un grand bien, d’ériger d’inutiles frontières, de miner l’intégration économique, etc. Mais il n’y a jamais eu de référendum en France pour rétablir le franc ou sortir la France de l’Union européenne. Le référendum a servi au renforcement de la construction européenne, non à sa mise au rancart, et si le peuple dit « non », le président n’a qu’à convoquer le pouvoir législatif à Versailles pour lui demander de ratifier ce que le peuple a refusé – ce que fit dare-dare le président Sarkozy avec le traité de Lisbonne reprenant presque mot pour mot le projet désavoué de constitution de 2005.
Le Québec, condominium franco-canadien
Une autre des naïvetés des souverainistes péquistes a été de voir dans la France une fidèle accompagnatrice des volontés québécoises d’émancipation. C’était plausible du temps où la France vivait encore dans l’héritage gaullien et croyait pouvoir soutenir de son prestige le principe des nationalités. Voilà une époque qui ressemble à une parenthèse sur le point de se refermer. Sous Mitterrand, une diplomatie insistante auprès des amis socialistes a certes suscité des sympathies de quelques-uns à la cause souverainiste québécoise, quoique sans vraiment emporter la faveur du président, lui-même convaincu que la souveraineté française avait vécu. Enfin, la nouvelle droite sarkoziste est loin de tomber sous le charme des ténors souverainistes, elle qui prend plutôt ses oracles de leurs adversaires de toujours. C’est un secret de polichinelle que Sarkozy est le cheval de course sur lequel a misé un Québécois richissime, à la tête d’un conglomérat financier et médiatique plutôt bien nommé – Power corporation – qui possède des participations dans des firmes européennes, dont la pétrolière française Total. Des liens de toutes sortes unissent désormais Québécois et Français… Les relations France-Québec se sont longtemps définies par la formule non-ingérence, non-indifférence, avec laquelle Sarkozy eût volontiers rompu n’était l’intervention de quelques amis du Québec, Jean-Pierre Raffarin et Alain Juppé, plus connaisseurs des cousins d’Amérique et des équilibres subtils que recouvre une formule diplomatique feutrée. Il n’empêche qu’à voir l’animosité déclarée de Sarkozy contre toute velléité souverainiste québécoise et son soutien à peine rentré voilé pour un Canada « uni » selon les vœux d’Ottawa et de Power, le Québec paraît de plus en plus aux yeux de Paris comme un condominium franco-canadien, soit un territoire subordonné aux intérêts d’un protectorat de facto formé par deux nations associées qui veillent au grain sur une nation pupillaire. Le Québec n’est sans doute plus une colonie au sens usuel et strict du terme mais a conservé sa vocation à être un comptoir à l’usage de puissances extérieures, publiques et privées, dont le développement est axé sur l’accès aux ressources et sur leur extraction conjuguée à peu de transformation et de perspectives durables pour les habitants autochtones. Le plan Nord promu par le gouvernement Charest jusque dans les capitales européennes s’inscrit dans cette logique du mercantilisme extracteur, qu’il s’agirait d’appliquer à la zone septentrionale du Québec, qui fait en superficie plus de deux fois la France.
Les Français s’installent en grand nombre au Québec-comptoir depuis quelques années, qui pour tenter l’aventure, qui pour améliorer leur sort, qui pour fuir un pays qui les insupporte, qui pour faire leurs classes dans une antichambre du monde anglo-américain. Il est clair, cependant, qu’à l’instar des autres immigrants, ils ne s’établissent pas au Québec avec l’intention d’embrasser la cause d’une nation minoritaire. À cet égard, ils arrivent avec toutes les préventions, les réflexes et les idées qu’ont généralement les Français vis-à-vis des clameurs nationales et souverainistes.
Marc Chevrier
27 juin 2011
Date de création:2011-07-05 | Date de modification:2011-07-05
Informations
L'auteur
Juriste et politologue, marc Chevrier est professeur au Département de sciences politiques de l'Université du Québec à Montréal
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Mots-clés
Souveraineté, Québec, sécession, Bloc québécois, Parti québécois, Naïveté,
Données d'édition
Date de création:
2011-07-05
Dernière modification:
2011-07-05
Extrait
Une autre des naïvetés des souverainistes péquistes a été de voir dans la France une fidèle accompagnatrice des volontés québécoises d’émancipation. C’était plausible du temps où la France vivait encore dans l’héritage gaullien et croyait pouvoir soutenir de son prestige le principe des nationalités. Voilà une époque qui ressemble à une parenthèse sur le point de se refermer. Sous Mitterrand, une diplomatie insistante auprès des amis socialistes a certes suscité des sympathies de quelques-uns à la cause souverainiste québécoise, quoique sans vraiment emporter la faveur du président, lui-même convaincu que la souveraineté française avait vécu. Enfin, la nouvelle droite sarkoziste est loin de tomber sous le charme des ténors souverainistes, elle qui prend plutôt ses oracles de leurs adversaires de toujours. C’est un secret de polichinelle que Sarkozy est le cheval de course sur lequel a misé un Québécois richissime, à la tête d’un conglomérat financier et médiatique plutôt bien nommé – Power corporation – qui possède des participations dans des firmes européennes, dont la pétrolière française Total. Des liens de toutes sortes unissent désormais Québécois et Français…
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