Maurice Séguin (1918-1984) est un historien incroyablement important du Québec moderne. Il a formé énormément d’indépendantistes, mais malheureusement, faute de tradition, de vision ou encore d’un véritable intérêt pour l’histoire, il est aujourd’hui négligé.
Pourtant, Séguin a su mettre à jour les mécanismes, les structures de la fédération canadienne et il a ainsi pu faire la démonstration que l’annexion au était une mauvaise chose pour le Québec. Son histoire s’accompagne de ce que l’on appelle Les Normes, c’est-à-dire une méthodologique pour étudier les rapports entre les nations minoritaires et majoritaires lorsque les états sont composés de plusieurs nations.
Lorsqu’il donnait ses cours, Séguin prenait la peine d’enseigner à la fois l’histoire et également Les Normes, lesquelles permettaient d’autant mieux de comprendre L’Histoire des deux nationalismes du Canada. Un indépendantiste qui comprend même sommairement les normes est outillé pour disséquer et analyser avec précision les effets économiques, politiques et culturels de différentes interactions et événements que vivent les nations québécoises et canadiennes. S’il connait en plus l’histoire, cet indépendantiste peut devenir un militant farouche et un pédagogue persuasif capable de montrer la nécessité de l’indépendance au public le plus borné.
Si vous comprenez Les Normes, vous comprenez pourquoi la stratégie de la libération nationale menée par la PQ a été un échec jusqu’ici. Vous pouvez également comprendre un peu mieux la dégelée du Bloc et enfin, vous pouvez prévoir que ce n’est pas une élection du PQ qui pourra nous permettre de réaliser l’indépendance. Je n’écris pas cela de gaieté de coeur, mais il faut être réaliste si l’on veut enfin réaliser l’indépendance. L’indépendance sera réalisée par un mouvement populaire ou ne sera pas. Plus vous comprendrez Séguin et plus vous comprendrez cette idée. Parizeau, lors de la défaite de 1995, a dit que nous devions retourner chaque pierre pour comprendre les raisons de la défaite, mais il faut également prendre acte de cette défaite et la conjuguer à celle que vient de subir le Bloc et la réponse est désormais claire pour moi et elle devrait l’être pour tout indépendantiste honnête : l’idée selon laquelle le Canada n’est pas réformable et l’idée selon laquelle le fédéralisme cause un préjudice sérieux au Québec NE SONT PAS SUFFISANTES POUR CONVAINCRE UNE MAJORITÉ DE QUÉBÉCOIS DE L’IMPORTANCE QUE LE QUÉBEC DEVIENNE SOUVERAIN. Si, demain matin, Chrétien, Harper, Layton, Charest, Rae, Mulcair nous disaient en coeur : OUBLIEZ LES RÉFORMES ET CONTENTEZ-VOUS DU CANADA TEL QU’IL EST, le niveau d’appui à l’indépendance ne serait pas nécessairement plus haut que lors du référendum de 95 et advenant que nous en organisions un troisième, le Canada ne ferait rien de moins que ce qu’il a fait lors des deux premiers, tricher et s’assurer de gagner par tous les moyens légaux et illégaux.
Pour la première leçon, nous allons simplement présenter ce que Séguin appelle les trois degrés de lutte entre les nations. Je vais me contenter de citer L’Histoire des deux nationalismes au Canada dans l’édition établie, présentée et annotée par Bruno Deshaies, un ancien étudiant de Maurice Séguin. Je vous rappelle que Monsieur Deshaies est un collaborateur important de Vigile et qu’il a lui-même expliqué les normes en 20 leçons. J’insiste, ma version ne se veut nullement un remplacement de celle de Monsieur Deshaies, elle la complète ou plutôt elle l’introduit.
Trois niveaux de lutte
Il convient de distinguer des niveaux, des degrés dans la lutte qui oppose la nation québécoise à la nation canadienne. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit principalement de luttes de pouvoirs et que seule une bonne analyse de ces luttes permet de véritablement cerner les enjeux, et ce, vous l’aurez sans doute deviné, pour expliquer en quoi l’indépendance est toujours plus favorable à l’assujettissement. Entendons-nous, pour les Québécois, ce n’est pas clair. D’abord, ils ne savent pas qu’ils sont collectivement dominés et ensuite, ils ne savent pas mesurer les effets de cette domination.
Le premier degré de lutte
La lutte nationale au premier degré est une lutte qui se joue principalement au niveau des émotions. C’est le nationalisme qui monte au Québec lorsque nous apprenons qu’un obscur village ontarien vient de piétiner notre drapeau. C’est la colère lorsqu’un Albertain fait une remarque sur notre pauvreté, ce sont les maudits anglais ou les frogs. C’est l’indignation lorsque Mclean’s utilise Bonhomme pour nous traiter de corrompus et c’est la réaction incroyablement émotive de la blonde votre ami, une canadienne-française du Manitoba, désormais assimilée, qui bondit et hurle lorsqu’elle apprend que tous les gens autour de la table sont des vilains séparatiss... L’animosité qui a longtemps existé entre Irlandais et Britanniques, entre Pakistanais et Indiens ou encore l’exemple du fameux Speak white montre que des réactions puissantes et universelles émergent lorsque l’on joue à ce niveau. Mais le jeu politique qui recourt au premier degré peut également générer des réactions de condamnation en raison des dérives totalitaires, du nettoyage ethnique et surtout des récents génocides, lesquelles dérives ont marqué les esprits avec raison...
Le deuxième degré de lutte
Le deuxième degré de lutte se rapporte aux divergences politiques, aux valeurs et aux idées. La lutte n’est plus une affaire de sentiments, mais de conflits entre diverses visions des rapports sociaux et des modes de gouvernance. C’est donc essentiellement une lutte à l’intérieur d’un régime (le régime fédéral en l’occurrence) où les différences accaparent les esprits. Les deux nationalités ne s’entrechoquent donc pas directement, mais le font par le biais de leurs idées. Il peut s’agir par exemple d’idée sur le rôle du gouvernement fédéral, de la Cour suprême, d’une garantie de prêt pour Terre-Neuve ou encore sur l’emplacement des centres de décisions. L’essentiel de notre énergie comme indépendantistes est dissipé dans des luttes de ce genre et le Bloc est l’exemple même d’un acteur qui luttait au second degré : une lutte pour les intérêts de notre nation, mais à l’intérieur du régime de l’autre nation. On peut déjà faire une analyse systémique des échecs d’une telle démarche. Si l’on veut obtenir des changements du troisième degré de lutte (que je vous explique à l’instant), ce n’est pas en lutant constamment au deuxième degré que nous allons les obtenir. Par exemple, le Canada actuel avantage l’économie de l’Alberta au détriment de l’économie du Québec. Le Bloc aurait beau avoir élu 71 députés sur 75, il ne serait pas plus capable, malgré un travail acharné, d’inverser la donne. Voilà pourquoi le Bloc était condamné à échouer, s’il centrait son travail à ce niveau de lutte. Le PQ de Marois semble vouloir reprendre le flambeau de ce type de combat. En étant très habile, elle pourra peut-être gagner dans l’opinion publique quelques victoires ; mais dans la durée, le Québec n’a pas les moyens d’arracher véritablement quoi que ce soit d’important au Canada. Ainsi, même si le plan est de faire la démonstration que le Canada ne fonctionne pas, un nombre non négligeable de Québécois jugeront Marois aux résultats de sa démarche, qui promettent d’être nuls en matière de récupération de pouvoirs. Quel sera leur constat ? Le Canada a échoué à satisfaire le Québec ou plutôt Marois a échoué dans son plan ? Pourquoi les Québécois ne veulent-ils rien savoir de référendums ou de réformes de la Constitution sinon que parce que leur élite a fait à plusieurs reprise la démonstration de son impuissance à livrer la marchandise ?
Le troisième degré de lutte
Ce niveau de lutte est de loin le plus abstrait, mais c’est pourtant le plus fondamental. Il s’agir de la lutte pour la prépondérance. C’est ici que l’on pose le problème de l’annexion d’une nation par une autre. Commençons par un contre-exemple, quand on est de gauche, on dit vouloir un Québec indépendant de gauche, quand on n’est de droite, on veut un Québec indépendant de droite et on est réticent à voir advenir un Québec indépendant qui n’adopterait pas de notre préférence idéologique. C’est une erreur et c’est parce que nous avons intériorisé la lutte de deuxième degré. Ce qui serait véritablement fondamental comme changement, ce serait ni la gauche, ni la droite, MAIS BIEN L’INDÉPENDANCE. Mais l’indépendance, pour une nation, qu’est-ce que ça veut bien dire ? Nous avons tellement l’habitude de penser comme une province, comme une partie diminuée de nous-mêmes, nous avons tellement intériorisé une norme sociale selon laquelle nous ne sommes qu’une partie d’un tout plus grand que nous manquons d’imagination. Nous manquons de l’aptitude à RÉALISER CE QUE VEUT DIRE AGIR PAR SOI-MÊME ET À COMPRENDRE LE BÉNÉFICE IMMENSE QUE REPRÉSENTE POUR UNE NATION CETTE LIBERTÉ D’ENTREPRENDRE ET D’ÊTRE RESPONSABLE.
Un exemple pourtant très concret peut nous aider à voir où je veux en venir avec cette lutte du troisième degré. Lors des inondations en Montérégie, l’armée canadienne a été demandée en renfort. Observez bien le terme, nous avons dû demander. D’ordinaire, le chef d’une nation souveraine est aussi LE CHEF DES ARMÉES et il ne demande pas, IL ORDONNE ! C’est fou comme nous nous sommes indignés pour la piètre réponse du ministre canadien de la Défense qui conçoit un rôle différent pour l’armée, mais nous ne nous sommes pas servis de cet exemple pour faire la promotion de l’indépendance ! Et pourtant, quel exemple c’était. Notre condamnation du gouvernement conservateur se situe très exactement dans le deuxième niveau de lutte, à savoir nous nous obstinons à répéter ce que devrait d’après nous devrait être le rôle de l’armée, MAIS ON PERD DE VUE LA QUESTION ESSENTIELLE : QUI DÉCIDE DANS CE RÉGIME ET QU’ELLES SONT LES CONSÉQUENCES POSITIVES POUR CELUI QUI DÉCIDE ET QU’ELLES SONT LES CONSÉQUENCES NÉGATIVES POUR CELUI QUI EST REMPLACÉ ? Voilà une peu le type de méthodologie des Normes, Séguin a passé au crible notre histoire à travers ce genre de grille et cet exercice lui a permis de formuler des propositions étonnantes, mais très logiques.
Vous aurez noté que le mouvement indépendantiste a été plutôt muet par rapport au scandale du refus de faire intervenir l’armée comme il était pourtant nécessaire de le faire. On a bien fait remarquer que nous étions punis (niveau 1) ou que c’était bassement idéologique (niveau 2), mais qui a profité de cette opportunité pour expliquer l’avantage pour un pays indépendant de justement pouvoir gérer sa propre armée ? Personne n’a écrit aux journaux ou n’est passé à la télé ou encore à la radio pour expliquer les divers types d’armées dont pourrait se doter le Québec s’il était indépendant. Pourtant, il y avait de belles comparaisons à faire avec des pays qui sont nordiques et qui ont sensiblement notre population. Quelle part du PIB, du budget, la Norvège, la Suède, le Danemark, la Finlande et pourquoi pas, la Nouvelle-Zélande ? Le budget militaire serait-il de 4-5-6 milliards ? Dans le contexte nord-américain, ne serions-nous pas obligés d’adhérer à l’OTAN ? Quel type d’armée pour soutenir quel type de politique étrangère ? L’armée est une institution importante, est-ce que le gros des bases navales pourrait être situé en Gaspésie ? Où serait notre aviation ? Comment formerions-nous nos militaires ? N’y aurait-il pas quelque chose à faire avec les Cégeps ? Aurions-nous un service militaire obligatoire pour les étudiants, service qui pourrait être « civil » pour ceux ne désirant pas s’incorporer à l’armée ? Je suis pacifiste, mais je ne peux m’empêcher de penser que l’armée est une institution très importante pour les nations souveraines. Le refus de nos demandes aurait dû provoquer une réflexion sur les pertes que vit le Québec parce qu’il ne développe pas d’initiative sur le plan militaire et qu’il s’interdit cet outil de développement politique, économique et social formidable. Peut-être que nous aurions une armée spécialisée en reconstruction et en interventions liées aux changements climatiques, cela pourrait appuyer favorablement notre politique étrangère ? Cette réflexion, le Québec et les indépendantistes se l’interdisent parce qu’ils n’ont pas l’habitude de lutter au troisième degré.
La lutte, au troisième degré, concerne donc la lutte pour la prépondérance, la lutte pour être la majorité dans un état séparé, la lutte pour le CONTRÔLE DE SON PROPRE AGIR COLLECTIF. C’est la lutte qui dresse, à l’intérieur d’un état, la nation minoritaire contre la nation majoritaire, lutte que mène la nation minoritaire pour s’émanciper. Depuis 95, le Bloc et le PQ ne se sont que rarement aventurés dans des discours et une pédagogie de l’indépendance. Ils laissent les circonstances être porteuses de changement, pourtant on ne peut provoquer un changement au niveau de la lutte de troisième degré, sans en parler, sans que la population le comprenne. Précisément parce que c’est le plus abstrait et que nous avons d’autant plus intériorisés la norme inverse, celle de l’infériorité, de la provincialisation.
La population québécoise est bien dans le Canada... Si elle ne l’est pas autant qu’elle pourrait l’être en étant libre, il faut le lui dire, le lui expliquer. Pour beaucoup, l’indépendance est un gros risque, quel type d’efforts fait-on pour expliquer que c’est un risque qui vaut la peine ? Si on ne le fait pas, quel type d’arguments peu bien représenter l’idée selon laquelle les portes du Canada sont fermées en matière constitutionnelle, « mon mononcle » vous répondra pis après ? Ça ne l’empêche pas de dormir.
À cet égard, la réponse de Séguin est très simple : lorsqu’une nation est remplacée par une autre, lorsqu’une nation décide pour une autre, il se trouve que ce remplacement politique a de grandes répercussions aux plans économique et culturel. Le culturel (au sens large, l’éducation, les arts, les communications, etc.) l’économique et le politique sont en constantes interactions de sorte que lorsqu’une nation peine a agir dans l’un de ces trois domaines, cela a de l’influence sur les deux autres. Par exemple, des nations dans le marasme économique comme le l’Irlande, le Portugal ou la Grèce subissent alors également des crises politiques. Ces crises peuvent dégénérer sur le plan culturel, comme une baisse de financement des universités, ce qui à son tour aura des répercussions économiques. Ces facteurs économiques, culturels et politiques sont interreliés, donc une perte politique permanente est forcément génératrice de médiocrité. Voilà l’oppression dont souffre le Québec puisqu’il est limité dans son agir politique, voilà pourquoi le fédéralisme n’est pas un état souhaitable et qu’il est néfaste.
Au tournant des années 70, un mouvement populaire a réussi à convaincre une partie de la population en menant principalement une lutte du troisième degré. Cette éducation populaire a duré quelques années. Nous faisons depuis du surplace (ou pire) à partir de ces acquis.
Pour faire un pays, il faut qu’une majorité soit enthousiaste, il faut oser affronter l’incertitude en sachant que la rançon des difficultés à venir est la liberté de s’administrer soi-même. Cette notion doit donc non seulement être diffusée, mais comprise et partagée. Toutefois, la population a beaucoup de postulats à assimiler avant d’accepter cette prémisse. Le PQ et le Bloc ont plutôt attendu que la conjoncture fasse ce travail à leur place. Pourtant, depuis 1759, la conjoncture a plutôt travaillé contre nous. C’est donc à nous militants que revient le travail de conduire la population à partager nos vues, personne d’autre ne fera ce travail à notre place, ni le Bloc, ni le PQ, ni QS. En effet, il est impossible de mener de front le projet pédagogique pour aller chercher la majorité nécessaire pour faire un pays et faire également le travail pour gagner des élections, parce que les rivaux fédéralistes, eux, n’ont qu’un seul front à mener, gagner des élections. Voilà pourquoi c’est à l’extérieur des parti que Cap sur l’indépendance propose de travailler. Seul un travail de lutte de longue haleine, de niveau trois, est susceptible de générer une majorité suffisante pour que l’indépendance soit réalisable (et ne je ne l’écris pas dans une optique référendaire, mais dans le contexte d’une véritable lutte de libération nationale), mais ce travail ardu est incompatible avec le travail électoral standard des partis.
Au travail !