De Londres à Ottawa,
le terrorisme d’État dans l’histoire du Québec
Andrée Ferretti* Action Nationale
octobre 2000
Le 16 octobre 1970, à quatre heures du matin, Pierre-Elliot Trudeau, premier ministre du Canada proclamait la Loi des mesures de guerre et avant même le lever du jour, l’armée canadienne qui la veille avait subrepticement commencé à envahir le Québec, l’occupait officiellement en vertu de cette loi. À la même heure et en vertu de cette même loi, 242 personnes dont plusieurs écrivains et artistes, syndicalistes et candidats du PQ aux élections précédentes étaient arrêtées et conduites en prison. La journée n’était pas terminée que des dizaines d’autres connaissaient le même sort. En quelques jours, 465 personnes avaient été emprisonnées, leurs maisons fouillées et quelques fois saccagées, leur famille apeurée et dans certains cas, leurs enfants laissés seuls. Elles furent presque toutes libérées sans même avoir été interrogées. Le 21e jour de cette manifestation de force, seules 32 personnes furent mises en accusation, détenues encore pendant plusieurs semaines pour être enfin libérées sans avoir subi de procès, la Cour déclarant qu’il n’y avait pas matière à procéder (nolle prosequi).
L’opération déclenchée sous le prétexte de l’urgence à contrer une montée subite des actes illégaux et de la violence politique du FLQ, alors que les membres des cellules du mouvement qui l’exerçaient étaient déjà connus et filés par la police et auraient pu être arrêtés aux seuls moyens des techniques policières habituelles, ce qui est d’ailleurs arrivé quelques semaines plus tard, s’avère à l’évidence, avec le recul, une entreprise soigneusement planifiée. Elle avait pour véritable but de terroriser le peuple québécois et d’écraser par ricochet le mouvement indépendantiste qui portait à un niveau encore inégalé sa conscience nationale et sa volonté d’autodétermination.
Car il s’agit bien de cela. La promulgation et l’application simultanées de la Loi des mesures de guerre en octobre 1970 qui permit à l’armée canadienne d’envahir le Québec et aux effectifs de la Gendarmerie royale du Canada, de la Sûreté du Québec et des différents corps de police municipaux d’arrêter sans mandat et d’emprisonner sans accusations spécifiques des centaines de partisans de l’Indépendance du Québec n’est pas un accident de parcours, un acte exceptionnel qui aurait été provoqué par la violence politique du FLQ. Dans les dizaines de livres et les centaines d’articles publiés depuis trente ans, consacrés à l’histoire et à l’analyse de la Crise d’octobre (1), il est démontré de manière irréfutable que les membres des diverses cellules se réclamant de leur appartenance au FLQ étaient tous, non seulement bien connus des autorités politiques et policières, mais qu’ils avaient depuis plusieurs mois et même, dans certains cas, depuis quelques années, fait l’objet d’une constante filature et autres formes de surveillance.
D’où il ressort clairement que les actions illégales du FLQ, en particulier les enlèvements de James Cross, attaché commercial à Montréal du Haut-Commissariat de la Grande-Bretagne et de Pierre Laporte, ministre du travail et vice-premier ministre dans le gouvernement libéral québécois de Robert Bourassa, n’ont été que l’occasion désirée et attendue par le gouvernement canadien, alors sous la férule de Pierre Elliot-Trudeau, de passer à l’action afin de frapper, à travers la prétendue nécessité de combattre un prétendu mouvement clandestin, toutes les forces indépendantistes du Québec. Celles-ci venaient de manifester leur puissance d’attraction de manière éclatante, lors des élections du 29 avril précédent, en amenant 24 % des électeurs à accorder leur suffrage au Parti Québécois, malgré la campagne de peur menée par les establishments qui n’hésitèrent pas à recourir aux tactiques les plus malhonnêtes, dont le célèbre « coup de la Brinks », pour faire croire à l’électorat qu’une élection du PQ entraînerait une chute vertigineuse de son niveau de vie. René Lévesque à juste titre qualifia cette menace de « terrorisme économique ». À juste titre aussi, au soir de l’élection, il clama avec fierté devant des milliers de militants qui accueillirent ses propos avec enthousiasme : « Cette défaite ressemble à une victoire ». Cette compréhension de l’événement était entièrement partagée par toute la classe politique et économique du Canada et du Québec fédéraliste. Quelques mois plus tard, elle en donna le signe en promulguant la Loi des mesures de guerre, passant du terrorisme économique au terrorisme politique et militaire qui est une des constantes de la logique interne de l’histoire canadienne depuis la Conquête anglaise. Ce terrorisme fait partie des nombreux processus de répression de la nation conquise. L’État y a recours chaque fois qu’il prend celle-ci en flagrant délit de volonté d’existence autonome et avant qu’elle ne devienne en mesure d’assumer sa souveraineté, même quand le rapport des forces en présence ne le justifie aucunement. Terrorisme qui, déjà, signait le passage de l’armée britannique sur la rives du Saint-Laurent, pendant la guerre de conquête. Au commencement était le terrorisme, peut-on dire....
1970. Les événements immédiats et officiels qui ont déclenché la Crise d’octobre remontent longuement mais directement à la naissance, à la fin des années 1950, du mouvement indépendantiste contemporain. C’est un mouvement révolutionnaire qui, à l’instar de mouvements similaires à l’oeuvre partout dans le monde, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, appelle le peuple à lutter contre toutes les formes d’assujettissement : domination politique, exploitation économique, oppression sociale et culturelle. Les forces indépendantistes québécoises d’alors conçoivent l’indépendance non seulement comme une lutte politique ayant pour objectif essentiel la création d’un État souverain, mais aussi comme un projet de libération nationale, c’est-à-dire une remise en question globale du système colonial canadien et une prise en main par le peuple de tous les instruments de son développement collectif. La réalisation d’un tel projet nécessite la formation d’une véritable conscience nationale, plutôt que nationaliste, qui amène la nation conquise puis annexée à affirmer et à défendre tous les attributs de son identité, dont son droit inaliénable à l’autodétermination, de même qu’à croire à sa capacité de l’assumer.
Les enjeux du combat s’avèrent ainsi colossaux. En effet, l’indépendance du Québec en tant que préalable indispensable à une véritable libération nationale menacent objectivement les intérêts capitalistes de la grande bourgeoisie canadienne dont l’État canadien est non seulement le représentant mais, plus fondamentalement, le noyau institutionnel et le soutien inconditionnel (3). Il s’agit donc en premier lieu de fissurer ce noyau. Toutes les organisations qui composent le mouvement indépendantiste, poursuivent cet objectif. Malgré la diversité des discours qu’elles tiennent et des stratégies qu’elles adoptent, inspirés par des idéologies et des intérêts sociaux plus ou moins différents, elles s’attaquent donc avec une même détermination aux institutions, aux symboles et aux entreprises de cette classe dominante qui possède alors la presque totalité des ressources naturelles, financières et industrielles du Québec et en contrôle ainsi le développement économique et l’organisation politique, en plus d’imposer à la main d’oeuvre québécoise sa langue et ses conditions de travail. Engagés dans une lutte à finir avec le colonialisme et ses séquelles, les mouvements et partis engagés dans la lutte pour l’indépendance basent leur action sur la nécessité de politiser et de mobiliser le peuple, conscients que sa détermination constitue la seule force susceptible de renverser les pouvoirs établis. Tous sont animés par ce même souci démocratique, y compris le FLQ. Seul, cependant, celui-ci agira dans la clandestinité et aura recours à des actions violentes (si l’on excepte la dizaine de membres de l’ALQ et de l’ARQ dont l’existence sera de courte durée et dont les actions d’éclat seront confondues dans l’opinion publique avec celles du FLQ), tous les autres n’auront toujours recours qu’à des moyens légaux, bien que non conventionnels, pour convaincre les Québécois de la nécessité de l’indépendance et de l’urgence de la réaliser.
De plus, jamais, jusqu’à la création du Mouvement Souveraineté-Association, ils ne tenteront d’occulter l’ampleur et la difficulté de la tâche à accomplir, en diluant l’objectif de liberté dans celui d’égalité, en diluant la revendication d’une autodétermination pleine et entière à celle d’un partage de la souveraineté du Québec avec l’État canadien dominant et ennemi.
Pourtant, en 1970, deux ans après la fondation du Parti québécois, issu du MSA, et l’ascendant hégémonique qu’il exerce sur le mouvement indépendantiste qu’il finira par réduire à la marginalité, les bourgeoisies canadienne et québécoise au pouvoir à Ottawa et à Québec et dont les intérêts sont intégrés, s’opposent aussi farouchement au compromis lévéquiste de réaménagement de la Constitution qui accorderait à l’État québécois un pouvoir politique égal à celui de l’État canadien, qu’à celui de l’indépendance du Québec. Elles jugent irrecevable cette proposition de partage de leurs lieux de pouvoir et de décision, même si le projet ne remet aucunement en question les tenants et aboutissants du développement global du capitalisme nord-américain. Et ces puissantes bourgeoisies ont peur. Malgré tous les moyens qu’elles ont mis en oeuvre pour manipuler l’élection du 29 avril, les résultats se sont avérés plus importants que prévus et lui font craindre que le Parti québécois puisse prendre le pouvoir dès l’élection suivante. Ainsi averties et affolées, elles somment leurs gouvernements et leurs médias d’utiliser toutes leurs ressources pour empêcher cette éventualité de devenir réalité, leur enjoignant de ne reculer devant aucun moyen. Elles se sentent d’autant plus menacées que l’agitation ouvrière ne cesse de prendre de l’ampleur partout au Québec et qu’elle est soutenue par plusieurs groupes et groupuscules indépendantistes et socialistes et par le FLQ, d’une part. D’autre part, un parti progressiste qui épouse la plupart des revendications populaires de tous ces mouvements voit le jour au début de l’été, à Montréal. Le Front d’action politique (FRAP) a pour objectif de merer la lutte, lors des élections prévues pour le 25 octobre, à l’administration Drapeau-Saulnier qui les représente sur la scène municipale montréalaise.
C’est dans ce contexte que les Partis au pouvoir, particulièrement le Parti libéral du Canada par la voix de son chef, Pierre Elliot-Trudeau, ennemi juré du nationalisme québécois, a fortiori de l’indépendantisme, opposant farouche à toutes les revendications nationales du peuple québécois exigeant des pouvoirs accrus pour le Québec, entreprirent de discréditer le Parti québécois en associant souverainisme et terrorisme. Il s’agissait, comme les en a accusé René Lévesque « de condamner le Québec à l’impuissance ». La mise en vigueur de la Loi des mesures de guerre en octobre 1970 n’avait pas d’autre but.
En 1970, comme aujourd’hui, comme jadis et naguère, le Canada anglais refuse l’existence nationale du peuple québécois et, aujourd’hui comme autrefois, il est prêt à utiliser tous les moyens pour le réduire à néant ou, tout au moins l’empêcher de nuire au développement de ses intérêts nationaux. Il est le peuple conquérant qui trouve justifiée sa domination sur le peuple conquis, qui trouve justifié de déployer son armée contre lui, chaque fois qu’il a l’impudence de s’affirmer. En 1970, pour préserver l’intégrité de son pouvoir mal acquis et mal conservé, bien que le rapport des forces en présence ne l’exigeait pas, il a sauté sur l’occasion que lui offrait le FLQ. pour écraser la démarche éminemment légitime et démocratique et l’action politique légale du Parti québécois, représentant alors à ses yeux la menace indépendantiste.
Car, il est important de le souligner, les moyens de la lutte employés par les forces indépendantistes importe peu à l’État canadien, seule compte à ses yeux leur efficacité réelle ou appréhendée. Et le terrorisme fait partie des armes à sa disposition pour la contrer.
Tant qu'en grande majorité nous n'aurons pas une conscience aigüe que nous sommes en guerre et tant que nous ne serons pas vraiment déterminés à vaincre l'ennemi, nous serons victimes de ses coups de force et de ses actes de terrorisme. Il faut espérer que nous développerons ces qualités avant qu'il ne soit trop tard pour que les luttes de nos parents et aïeux pour la reconnaissance de nos droits et pour notre souveraineté n'aient pas été menées en vain. *
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